Eugen Jebeleanu (photo: Amandine Besacier) & Yann Verburgh (photo: Avril Dunoyer)
Nous avons été intéressés par les histoires qui se répondent, par les liens à faire entre les cultures et les parcours de vie des acteurs
Beatrice Lãpãdat : Quel a été le tout premier point de départ d'Itinéraires? Qu'est-ce qui a fait surgir en vous le désir d'aborder des thématiques situées autour de l'identité et de l'être-ensemble dans l'Europe d'aujourd'hui?
Eugen Jebeleanu: L'idée de ce projet m'est arrivée pour la première fois après avoir assisté au spectacle Saigon, mis en scène par Caroline Guiela Nguyen au Festival d'Avignon en 2017, un manifeste poétique et politique autour de la guerre du Viêt Nam. J'ai parlé avec Yann après le spectacle et nous avons décidé ensemble des premiers points d'intérêt à l'égard d'Itinéraires. Nous étions intéressés par le fait de parler de gens qui quittent leurs terres natales soit forcés par les circonstances, soit par leur propre volonté et qui reviennent chez eux en ressentant un changement intérieur, puisque ce sont des gens qui n'ont pas le sentiment d'appartenir à un territoire ou un autre. Des gens qui, lorsqu'ils sont de retour chez eux, subissent un certain sentiment d'échec à cause du fait qu'ils n'ont pas réussi à l'étranger ; l'histoire de mon père, qui est parti de Roumanie après '89, a été une de mes sources d'inspiration. Un autre aspect important que nous avons pris en considération était la mise en valeur des deux langues, le roumain et le français. Le chemin que nous avons parcouru pour arriver au produit final d'aujourd'hui a été long. L'identité constitue un thème que l'on retrouve au cœur de tous mes spectacles, car je cherche à explorer les vulnérabilités et les révoltes des gens et les montrer sur scène, puisque c'est là que l'on peut voir l'effet que le politique exerce sur la vie intime des gens. La dimension politique de ce que tu appelles « l'être-ensemble dans l'Europe d'aujourd'hui » est une préoccupation que l'on retrouve dans un grand nombre des textes de Yann et son penchant pour le « théâtre citoyen » se distingue facilement dans sa démarche. Toutefois, nous ne nous attendions pas à ce que le spectacle devienne un objet si intime et complexe.
Yann Verburgh : Dans le binôme que nous formons avec Eugen, la question de l'Europe s'est d'emblée posée entre un metteur en scène roumain et un auteur français. Dans ce voyage perpétuel entre « Est » et « Ouest », l'identité est au cœur de nos préoccupations et de nos créations précédentes : discriminations et violences faites aux minorités sexuelles (Ogres, Quartett Éditions, production Cie des Ogres, 2017), rôle des « images » dans la construction identitaire chez l'adolescent (Alice, production Théâtre Gong de Sibiu, Roumanie, 2015 ; Digital Natives, Ed. Les Solitaires Intempestifs, production Comédie de Valence-CDN, 2018).
Les thématiques sont venues du contexte dans lequel nous vivons et travaillons, Eugen et moi, d'un bout à l'autre de l'Europe. Ce qui m'a intéressé du point de vue de l'écriture et plus particulièrement au sein des monologues, c'est la place de l'interprète sur scène. Le théâtre contemporain est un miroir de notre époque et la place « donnée » sur scène aux acteurs, en fonction de leur genre ou de leurs origines, est le reflet de la place qu'ils occupent en tant que citoyens dans la société. C'est ce point de rencontre que j'ai tenu à creuser. Le sexisme que les actrices rencontrent dans leur travail se fait aisément l'écho de la place que les femmes occupent dans la société. Le racisme latent de notre « vieux continent », son héritage patriarcal trouvent leur prolongement dans les modes de représentation que nous retrouvons aussi sur nos scènes. En partant ainsi de l'intime de chacun des artistes, de leurs expériences, nous avons trouvé un chemin sensible et universel pour parler plus largement des problématiques auxquelles nous sommes aux prises dans cette Europe d'aujourd'hui.
B.L. : En regardant le spectacle, on se rend vite compte que le texte dramatique consiste en une « écriture ouverte », adaptée au contexte concret de la mise en scène et complétée par les performeurs mêmes. Comment s'est déroulé la mise en forme du texte tout au long de la constitution du spectacle?
E.J. : Yann peut répondre mieux que moi. Je peux juste dire que ce n'était pas une commande d'écriture ni une commande de mise en scène sur un texte, mais plutôt un dialogue fluide entre l'écriture du texte et l'écriture de la mise en scène au plateau, sans que l'un ou l'autre veuille gagner le premier rôle.
Y.V. : Je suis heureux si l'écriture du texte paraît ouverte, elle l'a été en quelque sorte tout au long du processus, sans pour autant devenir « une auberge espagnole ». Étant également le dramaturge du spectacle - au sens allemand du terme, c'est à dire en accompagnant Eugen dans l'écriture de sa mise en scène - je me suis attaché non pas à écrire un texte dramatique pur, mais à écrire un spectacle où le texte se met au service des idées du metteur en scène et de ses interprètes et reste en dialogue constant avec eux. Tout au long des cinq semaines de répétitions, le texte a connu un aller-retour permanent avec le plateau. Je n'ai jamais tant écrit pour un spectacle - environ 140 pages, je crois - pour en arriver aux soixante qui constituent le texte final. Il s'agit donc ici bel et bien d'une écriture de plateau.
Nous avons en premier lieu, avec Eugen, choisi les acteurs ensemble. J'avais besoin d'interprètes qui m'inspirent pour écrire, cela me facilite grandement la tâche. Le travail de la première semaine de répétition à Bucarest, à l'automne 2018, est parti d'un questionnaire que j'ai donné en amont aux acteurs, d'une dizaine de questions auxquelles ils devaient répondre brièvement en quelques lignes. On retrouve des bribes de leurs réponses tout au long du spectacle. Les questions étaient, par exemple : Quel rôle tu rêves de jouer? Pourquoi tu montes sur scène? Que signifie l'Union Européenne pour toi? Quelles sont tes frontières? À partir de ce questionnaire, Eugen a dirigé une trentaine de scènes improvisées. La scène de petit déjeuner d'enfance de Radouan [Leflahi] ou celle des Trois Soeurs, par exemple, sont nées de ce processus.
En me basant sur les improvisations que nous avons décidé de garder pour le spectacle, j'ai écrit la moitié du texte et le prologue, qui est une fable climatique dépeignant le départ de la Famille Manchot du Pays-des-Glaces. Cette entrée en matière me permettait de planter un contexte global aux scènes suivantes et de faire un pas de côté pour créer une métaphore des mouvements migratoires intra-européens qui touchent particulièrement la Roumanie. Quelques mois plus tard, au printemps 2019, les répétitions ont repris en France, à la Chartreuse [n.r. : La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon - Centre national des écritures du spectacle], avec ce début de texte qui a beaucoup évolué au plateau et qui a ouvert de nouvelles perspectives au spectacle. Le monologue d'Ilinca, par exemple, était déjà écrit, mais nous ne nous connaissions que peu alors, Ilinca et moi; il y avait beaucoup d'éléments que j'ai déduits ou devinés de son parcours d'actrice, mais cela me laissait aussi la liberté et la place de projeter ma propre vision de l'Europe, de la Roumanie et de ce que c'est qu'être un « acteur de répertoire ». Ce monologue a plu à Eugen et il m'a demandé d'en écrire un pour chacun des interprètes.
Eugen et moi avons alors proposé aux acteurs la possibilité d'écrire de courts textes auto-fictifs pour y puiser là matière à créer de nouvelles scènes qui feraient émerger ces monologues. Certains des acteurs s'y sont essayés puis y ont renoncé, d'autres n'y sont pas parvenus. Il est plus confortable d'avoir quelqu'un qui écrit pour soi. C'est déjà un engagement important de parler de soi sur scène et trouver les mots justes pour le faire peut être un peu effrayant. Puis, quand on a un auteur sous la main avec lequel un lien de confiance mutuelle se construit, il est plus simple de faire appel à lui. J'ai interviewé alors chacun d'eux une quarantaine de minutes et à partir de ces courts entretiens, j'ai écrit leur monologue. Claire [Puygrenier], en revanche, est venue un matin en répétition avec quelques lignes sur son enfance à la campagne qui ont touché toute l'équipe et que j'ai intégrées à l'un de ses monologues.
Nous avons ensuite choisi avec Eugen les scènes de répertoire qui ponctuent le spectacle : Shakespeare, Marivaux, Strindberg, Tcheckhov, Sebastian... en lien direct avec les histoires des interprètes pour prolonger la mise en abîme de manière pertinente. L'épilogue qui poursuit la fable de la Famille Manchot a été écrit en dernier ; j'ai essayé, par le biais de l'univers du conte, de réunir les histoires et les aspirations de chacun des acteurs pour clore les itinéraires de ce voyage.
À l'issue de ce processus d'écriture, j'ai fait le choix de partager mes droits d'auteur sur ce texte avec les acteurs et Eugen. Il était important pour moi, tant d'un point de vue éthique qu'artistique, de valoriser ainsi leur apport essentiel à cette écriture. Ce texte n'existerait pas sans eux et je ne pense pas qu'il puisse exister en dehors d'eux, il ne pourrait pas être joué par d'autres acteurs. C'est du sur mesure.
B.L. : La méthode d'écriture scénique que vous venez de décrire, bien qu'elle s'avère être productive, comporte sans doute un nombre de défis. Comment négociez-vous, en tant que créateurs et concepteurs du spectacle, la distance entre ce que vous envisagiez dans une première phase et ce que les performeurs vous livrent - matériel qui n'est peut-être pas toujours en accord avec votre vision?
E.J. : Même si nous sommes en quelque sorte les créateurs et concepteurs du spectacle, il faut bien dire que, sans les acteurs au plateau, ce projet serait un concept sans fond, donc je ne me sens pas à un endroit de négociation, mais de dialogue, de partage entre leurs connaissances et les miennes. Je ne suis pas un metteur en scène qui vient avec son spectacle dans le sac à dos et le livre aux acteurs, j'adore me laisser perdre dans la nébuleuse du non-savoir au fil des répétitions et laisser la place à l'inspiration, à la nécessité d'un moment et aux émotions qui débordent, là où le théâtre devient autre chose qu'une série de représentations. Ma vision donc n'est que le reflet de ce que cette équipe m'a renvoyé.
Y.V. : Il était fondamental pour chacun des membres de l'équipe d'être en accord avec ce que l'on apportait et défendait sur scène, puisque ce spectacle est extrêmement personnel. Il nous appartient à tous. Il fallait donc que tout le monde soit dans une zone de confort pour pouvoir se concentrer sur ce qu'il avait à faire et bien faire son métier : jouer, écrire, mettre en scène, composer, créer la scénographie. Nous n'avons jamais perdu de vue au cours du travail que nous étions en train de créer un spectacle professionnel qui s'adresse à un public. Eugen demandait aux acteurs leur avis sur telle ou telle partie du spectacle, tel ou tel texte. En ce qui concerne l'écriture, je demandais aux acteurs s'ils étaient d'accord et prêts à livrer telle ou telle chose de leur intimité, à le dire avec tels ou tels mots. Nous n'avons pas rencontré de problèmes de désaccord de vision. Et tous les acteurs ont fait preuve d'un grand professionnalisme et d'une immense bienveillance les uns vis-à-vis des autres. Il y a souvent eu des larmes d'émotion en découvrant les textes. Ce furent des moments forts et fédérateurs pour l'ensemble de l'équipe. L'émotion est devenue le ciment qui nous a tous liés dans ce projet.
Nous sommes extrêmement malléables dans le travail, Eugen et moi, et nous avons besoin de nous entourer d'une équipe qui le soit tout autant. Cela nous épargne peut-être les conflits et les écarts entre attentes et résultats. Nous avons pour habitude de créer en direct, nous ne préparons pas les spectacles à la maison, nous évitons les préconceptions, les idées ou les concepts pré-fabriqués, nous travaillons avec l'instant présent au fil des répétions, le jour-même. Et les idées, les envies, les scènes peuvent vraiment changer d'un jour à l'autre, pendant la période de conception.
Ces moments de découverte en répétition sont mes préférés, car ils sont magiques, on ne peut pas s'expliquer toujours rationnellement d'où ils viennent, ce sont des petits cadeaux offerts par la somme des énergies de chacun mises en présence. Ce sont des cadeaux qui peuvent apparaître jusqu'au dernier jour des répétitions et il est beau de les laisser advenir et exister. À mon sens, c'est là où naît le théâtre, dans ces brefs moments, furtifs comme des apparitions. Les acteurs cherchent à les recréer au fil des représentations, mais je me sens chanceux de les avoir vu naître dans leur fraîcheur et leur fragilité, comme l'éclosion d'une fleur. Ils m'inspirent profondément et me laissent rêver à d'autre projets, m'ouvrent à d'autres possibles, me font entrevoir de nouvelles histoires, de futurs spectacles.
B.L. : Lorsqu'il est question d'un projet dramaturgique aussi interactif et flexible que le vôtre au niveau de la relation entre auteur, metteur en scène et performeurs, quels sont les principes de base à respecter afin qu'il y ait suffisamment de liberté de création pour tous ceux impliqués, sans compromettre pour autant les éléments qui assurent la stabilité du travail en équipe?
Y.V. : Avant tout, il s'agit encore une fois de réunir une équipe solide et professionnelle, prête à aborder ainsi de tels sujets et à se « mouiller » et qui ne perd jamais de vue que nous faisons du théâtre, que le but est de créer un spectacle, c'est à dire un objet artistique - si politique, engagé ou interactif soit-il. Pour assurer la stabilité du travail, il est essentiel de créer une écoute et un dialogue constant et constructif entre tous les membres de l'équipe, de la scénographie à la lumière, de la musique à la vidéo, du jeu à la mise en scène et à la dramaturgie.
B.L. : La distribution met en lumière une équipe non seulement multi-ethnique, mais qui souligne aussi la variété des approches performatives mises en action. Quelles sont les difficultés, ainsi que les satisfactions qui découlent de cette diversité?
E.J. : L'avantage de cette équipe est que nous avons premièrement cherché de très bons acteurs et nous les avons trouvés. J'aime quand le théâtre parle de la société, mais je préfère encore plus quand il est porté par des performeurs exigeants, forts et rayonnants. Nous avons plutôt travaillé sur les points communs de chacun et non pas sur leurs différences; nous avons été intéressés par les histoires qui se répondent, par les liens à faire entre les cultures et les parcours de vie, entre les engagements et les révoltes des uns et des autres et par l'impact d'un territoire commun - l'Europe donc - sur la construction de leur identité. J'aurais travaillé avec Radouan, par exemple, même s'il était hongrois ou allemand. L'important était l'engagement et le désir d'être au plateau ; chose que j'aime dans cette équipe - ils ont l'air d'avoir envie d'être sur scène et ça, c'est un cadeau pour le metteur en scène et pour le public. J'ai misé sur une approche où les acteurs sont mis en danger, j'ai laissé de côté le réalisme psychologique pour faire place à l'instant présent. Pour cela, par exemple, je leur ai proposé de ne pas préparer les intentions avant de dire le texte et donc de ne pas devancer le texte, mais de faire le travail inverse, dire et penser en même temps que les mots viennent et voir ce qu'il se passe ensuite dans leur esprit et leur corps. Pour les monologues, j'ai tenu à ce que les acteurs soient dignes, sans apitoiement et sans vomir les malheurs. Nous n'avons pas eu de temps à perdre avec des difficultés, vu que nous avons travaillé dans un temps très restreint. Une de mes satisfactions, par exemple, est quand je vois la scène de repas, alors que Clémence dit son monologue, et là, dans cet espace-temps, toutes les histoires se croisent, se font échos et ils deviennent tous des enfants à la quête d'un père absent. Il faut dire aussi que cette scène, comme le spectacle entier, n'aurait pas fonctionné de la même façon sans l'apport créatif énorme de Velica Panduru, la scénographe du spectacle, et de Rémi Billardon, son compositeur; tous deux sont de très fins dramaturges de l'esthétique et de l'univers du spectacle.
B.L. : Il y a cinq langues (français, roumain, berbère, allemand, anglais) que l'on peut entendre dans le spectacle. Y a-t-il des facteurs qui changent ou influencent le processus de création quand on a affaire à plusieurs langues dans un même spectacle?
Y.V. : Le choix des langues a été un grand champ de réflexion et de travail pour que leur emploi soit justifié du point de vue de la dramaturgie et qu'elles apparaissent de manière fluide dans le spectacle. Je pense que cela a beaucoup influencé le processus de création et l'a enrichi en lui apportant autant de sens que de poésie.
E.J. : Cela change l'écoute des spectateurs, je crois. Ils deviennent plus attentifs et cela leur permet de sortir de leur quotidien, cela permet aussi de dire que la langue n'est pas une étiquette ou bien un critère d'identification, mais juste un moyen de passer des histoires. Il était important d'avoir toutes ces langues au plateau pour raconter l'Europe d'aujourd'hui, c'était notre façon de parler des frontières.
En nous offrant leur fragilité avec une authenticité désarmante, peut-être que les acteurs nous aident à accepter la nôtre
B.L. : À l'heure actuelle, la scène européenne ne manque guère de spectacles qui visent l'identité, l'immigration, l'altérité et tout ce qui est lié aux changements sociaux radicaux auxquels l'on assiste aujourd'hui. Pourquoi « un autre spectacle » autour du climat culturel et social qui caractérise l'Europe à présent?
E.J. : Ce n'est pas, par exemple, parce qu'on a fait un film sur les homosexuels et qui a gagné un Oscar, qu'il faut arrêter de parler de cette minorité ; puis, en Roumanie, le nombre de spectacles sur l'identité, l'immigration, l'altérité et tout ce qui est lié aux changements sociaux radicaux auxquels l'on assiste aujourd'hui est quasiment nul. On a besoin de beaucoup plus de projets de théâtre comme de cinéma qui parlent des problématiques actuelles, jusqu'à la saturation, s'il le faut, ou au moins autant qu'on a monté Caragiale en Roumanie, juste pour apporter une « nouvelle » vision esthétique sur le texte.
Y.V. : Si on prend les chiffres, en France notamment, les écritures contemporaines ne représentent que 10% des productions du théâtre public. À mon sens, on manque sérieusement de ce genre de spectacle. On est plutôt dans la carence que dans le « encore un autre spectacle sur... ». L'art contemporain est là pour nous aider à nous raconter et à nous définir, nous-mêmes et notre époque, c'est un geste essentiel, urgent, engagé, nécessaire, un outil pour mieux se comprendre soi-même et le monde dans lequel nous vivons. Et même s'il nous paraît que « Tout a été dit, comme personne n'écoute, il faut toujours répéter » (André Gide). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que nous travaillons dans le théâtre public, financé par de l'argent public donc, et il est de la responsabilité éthique des artistes y œuvrant et des politiques culturelles mises en place par les gouvernements d'aborder ces sujets urgents et essentiels en leur offrant les moyens d'une liberté d'expression accueillante et citoyenne, qui est le garant d'une démocratie en bonne santé, dans la mesure où elle autorise son auto-critique.
B.L. : Avez-vous conçu Itinéraires en pensant à un certain public-cible?
Y.V. : Nous avons créé Itinéraires sachant que nous allions jouer et en France et en Roumanie; il était donc important de créer un spectacle qui supporte ce voyage et dont les messages ne se perdent pas en passant d'un territoire à l'autre. Nous avons donc pensé autant au public roumain qu'au public français, dans le désir de créer un spectacle qui soit le plus accessible possible et qui s'ouvre à un public large, sans chercher à le « nicher ».
E.J. : Je pense tout le temps quand je crée un spectacle que ma mère est dans la salle est c'est le seul repère sensible pour moi, car je pense pouvoir, par le biais du théâtre, arriver à lui dire des choses que je ne pourrais pas lui dire autrement. Quand je pense au public en général, je pense que, s'il a décidé de venir voir un spectacle, il est intrigué par quelque chose, que cela soit dans le titre du spectacle ou le générique de l'équipe ou le visuel de l'affiche. Et donc, dans notre cas, le public se pose des questions sur le monde et ne vient pas pour se divertir en mangeant du popcorn. Je me méfie d'un public de « théâtreux », car ce n'est pas le public qui reçoit un spectacle de la même façon qu'un spectateur qui n'a rien à voir avec le théâtre, je me méfie donc plutôt d'un public qui vient analyser un spectacle comme au zoo pour se réconforter de son propre bagage culturel.
B.L. : Avez-vous saisi jusqu'ici des différences de réception entre la Roumanie et la France? Si oui, en quoi consistent-elles?
Y.V. : Je n'aime pas particulièrement comparer les réceptions d'un public à l'autre, car c'est une manière de dresser des frontières à l'endroit précis où nous cherchons à les abolir. Cependant, j'ai pu constater que le public roumain a eu une réception extrêmement chaleureuse et enthousiaste, il s'est montré très ouvert aux histoires des acteurs français et les a accueillies avec beaucoup d'empathie. En France, en revanche, certains contenus politiques visant directement des politiques culturelles françaises, sur le concept de « diversité » ou le passé post-colonial de la France, a connu une réception plus délicate, créant une forme de malaise chez un certain « public institutionnel », mais créant aussi l'adhésion unanime de la jeunesse, ce qui donne un certain espoir de voir, un jour, le monde changer. Je crois que la France a toujours eu du mal à se regarder en face, mais le public français, ayant un goût prononcé pour « l'exotisme » - passé post-colonial oblige - goût dont nous nous moquons gentiment au début du spectacle, a été très touché par les histoires portées par les interprètes roumains et leurs grandes qualités d'acteur.
E.J. : Il y a comme deux spectacles à cause de la langue. Les spectateurs français sont plus attentifs au plateau qu'aux surtitres quand les acteurs parlent français et inversement pour les spectateurs roumains. J'ai fait cet exercice de regarder dans ces deux sens et le spectacle est différent. En Roumanie, le spectacle est urgent et fort émotionnellement, car il répond à ce besoin d'hurler les colères, alors qu'en France le spectacle est perçu comme un travail formel très réussi et comme un manifeste ludique et lucide sur l'Europe, de façon plus cérébrale peut-être, et en même temps percutant dans son engagement politique, jusqu'à déranger quelques spectateurs dans leur orgueil. Mais je ne veux pas partager le public, c'est aussi une question de représentation et d'énergie d'une soirée à l'autre.
B.L. : Une partie signifiante du spectacle tourne autour de la dénonciation des problèmes internes plutôt graves - parfois même liés à des abus atroces - qui caractérisent le système théâtral. Et pourtant, tout créateur de théâtre fait partie de ce système et doit s'y intégrer afin d'exercer son métier. Quel est, selon vous, la manière la plus honnête de signaler ces problèmes sans ignorer sa propre appartenance au système que l'on vise?
E.J. : Il faut dénoncer les injustices et les abus dans le cadre du travail, au théâtre comme dans n'importe quel autre milieu professionnel pour que nous évoluions, pour que les femmes ne soient plus agressées, pour que le machisme se dissipe et pour que le système de valeurs change, qu'il se fonde sur de vrais sujets de débat. Il faut dénoncer un premier ministre qui raconte des conneries, mais les blagues sur sa coiffure ou ses robes me laissent perplexe. Le compromis est aussi un sujet à débattre dans le milieu théâtral en Roumanie. Il faut lutter pour ses droits, pour ses opinions. Je crois que la manière la plus honnête de signaler ces problèmes au théâtre est justement de ne pas ignorer le système et d'avoir la force de dérision et d'autodérision afin de pouvoir critiquer - si le projet le demande - même la structure qui produit le spectacle. Il ne faut pas tomber dans la censure, sinon ces trente années depuis la révolution seront passées inutilement.
Y.V. : La manière la plus honnête de signaler ces problèmes sans ignorer sa propre appartenance au système que l'on vise est, à mon sens, d'en faire théâtre justement. C'est-à-dire, d'utiliser les outils du théâtre pour rendre public et amener le débat sur ces problématiques dans l'espoir de les voir évoluer. Il ne faut surtout pas les taire ou en faire des compromis, ce serait se mentir à soi-même. Tout en sachant que l'on ne peut pas dénoncer un système en le reproduisant, il a été question avec Itinéraires d'inventer des protocoles de création qui nous préservent des maux que nous dénonçons.
B.L. : Le personnage incarné par Ilinca Manolache parle du processus graduel au cours duquel elle a perdu sa foi en le pouvoir du théâtre de changer le monde. Toutefois, j'imagine que personne ne serait capable de démarrer un projet théâtral ou de monter sur scène sans garder dans son cœur un tout petit espoir que sa présence et son implication vont déclencher une prise de conscience chez les spectateurs. Comment décririez-vous l'espoir que vous entretenez par rapport à la possible influence qu'Itinéraires pourrait exercer sur le public?
E.J. : Évidemment que l'on pense qu'un spectacle est une prise de conscience, sinon on ferait autre chose, mais je suis contre un théâtre manipulateur d'émotions qui essaye de penser pour moi, de pleurer pour moi, de rire pour moi, le spectateur. En tant que spectateur d'Itinéraires, je me retrouve parfois comme une fourmi dans ce monde; cela veut dire que je prends conscience de la situation du monde d'aujourd'hui et alors moi, mon travail et le théâtre me paraissent une chose toute petite et paradoxalement ce que je vois sur scène a une force incroyable. Je peux vous avouer que, depuis les répétitions où Ioana Bodale, la vidéaste du spectacle, nous a montré les images avec les élevages de vaches et l'atrocité de leur abattage, je ne peux plus manger de bœuf. Ce n'est qu'une petite prise de conscience.
Y.V. : L'espoir réside dans l'acceptation de soi et des autres. Itinéraires est un spectacle où les interprètes se mettent à nu, au sens propre comme au figuré, pour nous livrer une partie de leur identité. Le métier d'acteur est un des métiers les plus difficiles qui soient, on y travaille avec soi, son corps, son histoire, sa voix, ses pensées, ses émotions comme uniques instruments. En se mettant à nu devant nous, en nous offrant leur fragilité avec une authenticité désarmante, peut-être nous aident-ils à accepter la nôtre. Et en acceptant notre propre fragilité, nous acceptons aussi celle des autres. En créant l'empathie avec leurs histoires, leurs obstacles, leurs frontières intimes, leurs origines, leurs drames, leur résilience, leurs combats, peut-être parviennent-ils à ouvrir la perception du public sur lui-même et sur l'autre, à créer davantage de compréhension et de bienveillance vis-à-vis d'autrui, vis-à-vis de tout ce qui n'est pas « nous ».
B.L. : J'ai beaucoup réfléchi au choix du temps verbal, soit le futur simple de l'indicatif, que l'on repère dans le titre du spectacle - Itinéraires. Un jour le monde changera. Je me suis demandé s'il était encore possible de trouver le juste milieu entre la conscience d'un avenir incertain et plutôt glauque et la conscience constructive de notre capacité d'agir ici et maintenant. Comment le travail sur Itinéraires a-t-il changé votre perspective sur cet avenir-là?
Y.V. : Le travail sur Itinéraires m'a persuadé que la seule réponse possible est de continuer de créer, coûte que coûte. Quoi faire d'autre ? Continuer de créer même face à la vision du désastre, répondre par le théâtre, par l'empathie, par la pensée et la beauté à cet avenir incertain. Écrire des utopies, tracer des itinéraires, tenter de déjouer les prophéties, se faire le témoin actif de notre époque, l'acteur de nos sociétés : une manière comme une autre de résister, d'exister, c'est celle que nous avons choisie avec la Cie des Ogres. C'est notre itinéraire.
E.J. : J'étais avec Yann à une terrasse à Bucarest lorsque nous étions en plein processus de sélection des acteurs roumains pour le projet quand nous avons entendu quelqu'un dire cette réplique: « Un jour le monde changera, mais pas dans notre vie. » Il s'agissait d'un monsieur un peu plus âgé, un intellectuel, je pense, et il parlait français avec ceux qui l'accompagnaient à la table. Nous avons été très frappés par ce « mais pas dans notre vie » et cela nous a déterminés à y réfléchir. Nous avons choisi de garder seulement la première partie de cette réplique, en espérant que peut-être au moins les jeunes générations pourront profiter d'une époque où les choses se dérouleront d'une manière différente. Grâce aux Itinéraires, je me suis rendu compte que tout n'est pas perdu; toutefois, je n'ai pas vécu cette révélation pendant les répétitions, mais bien après le spectacle, lors des applaudissements, en apercevant les réactions des gens après chaque représentation. Cet aspect est très encourageant - le fait que nous ne soyons pas seuls et que cet espace qui est le théâtre ait toujours la force de faire les gens se rassembler et la force de former, d'éduquer, de cultiver les esprits. Toutefois, pour atteindre ce but, il est nécessaire que les politiques culturelles et gouvernementales fassent leur devoir et soutiennent l'éducation et la culture, surtout dans un pays comme la Roumanie, qui traverse une période particulièrement difficile. Je tiens donc à clore cet entretien en disant que nous avons besoin de financements solides de la part de l'état pour achever ce genre de projets; il faut que les acteurs soient payés à temps et de manière juste; il faut que les institutions, en commençant par les individus qui se trouvent à leurs têtes, soit responsabilisées et luttent pour les droits des artistes. Il est temps d'agir dès maintenant pour changer ce monde. Il est temps de relever la tête.
(photo Itinéraires: Jean-Louis Fernandez)
La version en roumain est disponible ici.
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